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« Les salariés français n’ont pas le sentiment d’avoir basculé dans un management par la confiance »

Par Alexandre Foatelli | Le | Modes de travail

Dans sa dernière enquête menée auprès de plus de 4 000 salariés de bureaux, JLL souligne que le travail hybride séduit largement les salariés dans l’ensemble des dix pays étudiés. Cependant, les données montrent que sa mise en œuvre nécessite un jeu d’équilibre avec les attentes des salariés et la culture des entreprises. En France, le management peine encore à s’adapter à cette nouvelle donne en plaçant la confiance devant le présentéisme. Entretien croisé avec Flore Pradere,  responsable Recherche Entreprises chez JLL, et Muriel Havas, Head of Facility de BlaBlaCar.

Muriel Havas, Head of Facility/BlaBlaCar, et Flore Pradère, responsable Recherche Entreprises/JLL - © D.R.
Muriel Havas, Head of Facility/BlaBlaCar, et Flore Pradère, responsable Recherche Entreprises/JLL - © D.R.

Un des enseignements de l’étude est que le travail hybride est aujourd’hui devenu incontournable au niveau mondial. Néanmoins, les données font ressortir que le bureau garde une place prépondérante encore en France. Comment s’explique cette particularité ?

Flore Pradère : Effectivement, j’aime bien confronter ces deux chiffres parce qu’au final, autant en France qu’au niveau international, on voit la même apparente contradiction : il y a un vrai engouement pour le travail hybride, et pourtant, le bureau garde un rôle prépondérant, et plus encore chez les jeunes générations. C’est intéressant de garder à l’esprit que l’un ne se pratique pas au détriment de l’autre comme on a pu l’imaginer au début de la pandémie. En réalité, les gens aspirent à énormément de flexibilité, de liberté dans leurs modes de travail, mais en même temps ils ne sont pas prêts à lâcher le bureau. 

Cette dichotomie est encore plus marquée en France, qui a une culture managériale parfois encore un peu old school, reposant sur le principe « loin des yeux loin du cœur » et la conviction qu’il se passe des choses au bureau qui ne se passent pas ailleurs. L’enquête, conduite sur dix pays, montre clairement que ceux où la culture managériale est plus traditionnelle ont connu un retour plus marqué au bureau. Même si le management a progressé à la faveur de la pandémie et de la généralisation du télétravail, on garde un socle culturel qui fait qu’on n’est pas encore totalement dans le management par la confiance.

L’étude soulève aussi plus d’insatisfaction des salariés français vis-à-vis de leur employeur. Cela a-t-il la même cause ?

Flore Pradère : Tout à fait. Le travail hybride a créé de façon globale un élan de d'empowerment, de responsabilisation et d’engagement des salariés. Les gens se sont sentis au travers de ce travail hybride plus engagés, plus responsabilisés.

Cette dichotomie est encore plus marquée en France, qui a une culture managériale […] reposant sur le principe « loin des yeux loin du cœur »

Or, ce sentiment d’empowerment est moins fort en France, en raison de la culture managériale. Les salariés français n’ont pas encore le sentiment d’avoir basculé dans un système de management par la confiance. On a pu entendre du côté des grands patrons certains propos assez révélateurs qui apparentaient le télétravail à de la « glande ». C’est symptomatique de ce rapport de forces qui perdure entre managers et collaborateurs, et qui peut nuire à l’engagement de ces derniers.

Chez Blablacar, quelle est l’organisation du travail ?

Muriel Havas : Tout d’abord, nous n’avons pas du tout fait le choix de définir un nombre de jours de télétravail fixe. Avant la pandémie, les équipes de BlaBlaCar faisaient déjà beaucoup de télétravail et ce mode était ouvert à tout le monde. Résultat, notre management est basé sur les objectifs et au rendu du travail, pas sur le présentéisme. Notre politique, que l’on appelle BlaBla nomade, est très flexible. Bien évidemment, il a fallu poser un cadre légal, mais le fonctionnement est presque à la carte. Il repose sur un consensus entre le manager et ses collaborateurs en fonction du projet, dans sa phase critique ou non, et des besoins qui en découlent.

Le full remote concerne 26 % de nos collaborateurs

Concrètement, on a des personnes qui viennent tous les jours au bureau, d’autres qui viennent deux jours par semaine, voire tous les 15 jours ou une fois par mois. Le full remote concerne même 26 % de nos collaborateurs ! Cette grande liberté est appréciable, et on s’est même aperçu qu’obliger les salariés à venir absolument tel ou tel jour, c’est contre-productif.

Comment accompagnez vous vos managers pour réussir cette mise en œuvre ?

Muriel Havas : Nous les accompagnons énormément au travers de formations, pour apprendre à reconnaître les signes montrant un mal-être, une personne en train de s’isoler ou de décrocher, ou au contraire qui est trop connecté, par exemple. Ces formations se font à tous les niveaux : du pur management, sur l’interprétation des différents signaux, l’aide psychologique, etc.

Concernant les attentes des salariés en France, les questions de mobilité sont prépondérantes. Est-ce que les entreprises ont vraiment pris la pleine mesure de l’importance de traiter ce sujet ?

Flore Pradère : Je pense que nous sommes encore au début. La prise de conscience est progressive, mais les anciens référentiels demeurent : quand on construit des immeubles, on réfléchit encore au taux de place de parking. Du côté des usagers, l’appétit pour les nouvelles mobilités est de plus en plus motivé par la prise de consciences des enjeux environnementaux et le désir de réduire son impact carbone. Les entreprises intègrent peu à peu ces nouvelles attentes. Certaines proposent des douches dans les bureaux pour leurs collaborateurs qui viennent à vélo, et réfléchissent à l’accessibilité de l’immeuble, au-delà du seul stationnement des deux roues.

Muriel Havas : Dans notre nouveau bâtiment, nous avons pris le parti pris justement de ne pas avoir de parking voiture, mais uniquement un parking vélo disposant de 100 places de stationnement avec un accès direct depuis la rue. Beaucoup de nos salariés vivent intramuros, c’est une population jeune qui se déplace essentiellement à vélo ou en trottinette.

Pour les salariés en full remote, nous mettons à disposition un budget pour leur équipement de 450 euros

Par ailleurs, les employeurs peuvent mettre en place des plateformes permettant à leurs équipes de savoir qui habite dans le même quartier pour favoriser le covoiturage, ce que nous proposons avec BlaBla Daily. C’est une manière pour nous de renouer avec la genèse de notre activité : covoiturage.fr était fait pour se rendre au boulot. À l’époque, le contexte ne permettait pas de viabiliser un modèle économique, donc nous avions basculé sur les longues distances. C’est un retour à notre raison d’être originelle.

Le soutien financier est aussi une attente forte chez les salariés français, mais encore très peu développé. Pourquoi ?

Flore Pradère : C’est effectivement une demande prioritaire pour 38 % des salariés à l’échelle des dix pays étudiés et même pour 49 % des Français sondés. L’idée d’une prime « télétravail » est que l’employeur prenne en charge un quota de frais associés au télétravail : la facture d’électricité, une participation aux repas, etc. Cependant, les entreprises restent très frileuses, et les rares initiatives qui existent en la matière sont réduites et restent encore assez anecdotiques, à mon sens.

Pendant des années, le rapport de force entre les entreprises et les salariés était au bénéfice des premières, avec le lot d’excès que l’on a connu.

Muriel Havas : Chez BlaBlaCar, nous avons plusieurs tiroirs budgétaires. Pour les salariés en full remote, nous mettons à disposition un budget pour leur équipement (ordinateur, écran, mobilier) de 450 euros, un budget pour venir deux jours par mois à Paris et un troisième budget pour leur permettre d’aller dans des centres de coworking quand elles éprouvent le besoin de retrouver du monde et de ne pas être complètement isolés. Nos travailleurs hybrides peuvent aussi bénéficier du budget pour l’équipement de leur domicile, mais n’ont pas le budget coworking.

Dans ce mode de travail hybride, comment garantir l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée ?

Flore Pradère : Dans le cadre d’une collaboration de plusieurs mois avec un anthropologue, nous avons découvert que la journée de travail continue 9h-18h n’existait plus. Désormais, les journées sont très discontinues : les travailleurs vont potentiellement se connecter plus tôt dans la matinée pour lire leurs mails, puis prendre un temps avec leur famille, puis reprendre leur travail. Cette discontinuité affecte également le lieu du travail, puisque de plus en plus de salariés alternent des séquences à leur domicile et au bureau au sein de la même journée. Cette réalité, source de grande flexibilité, peut également provoquer un brouillage des frontières entre vie pro et vie perso auquel il faut rester attentif.

Comment contrer ce phénomène ?

Flore Pradère : Il existe différentes façons de poser des garde-fous. Certaines entreprises analysent les horaires d’arrivées et de départ de leurs salariés et lorsqu’elles voient que la plage horaire est trop étalée, cela déclenche une alerte RH. Ce genre de seuil d’alerte peut aussi se déclencher par rapport aux horaires de connexion pour les travailleurs hybrides. Cette solution peut cependant être perçue comme du flicage de la part de l’employeur et elle doit être orchestrée en toute transparence et de façon très bienveillante. Autre exemple, aux États-Unis, des entreprises ont mis en place un système de de temps de déplacement virtuel, qui envoie une alerte le soir une demi-heure avant l’horaire de déconnexion théorique pour que les salariés se préparent à boucler leurs tâches, comme s’ils allaient prendre les transports pour rentrer.

Désormais, les journées sont très discontinues.

Muriel Havas : Ce sujet dépend aussi des valeurs et de la culture de la société. Chez BlaBlaCar, nos collaborateurs indiquent les plages sur lesquelles ils ne sont pas disponibles pour des raisons liées à leur vie personnelle, et cela se fait très naturellement et sans aucun jugement.

En synthèse, il semble que beaucoup de sujets reposent sur le rapport de confiance entre les salariés et leurs employeurs ?

Flore Pradère : Cette confiance est capitale ! Pendant des années, le rapport de force entre les entreprises et les salariés était au bénéfice des premières, avec le lot d’excès que l’on a connu, vecteur de burnouts et autres risques psychosociaux. Désormais, le collaborateur est quasi à égalité avec l’employeur, c’est totalement inédit. Cela peut être porteur de progrès social, et s’avérer gagnant pour l’ensemble des parties. On a beaucoup débattu de la Grande Démission qui affectait les Etats-Unis ces derniers mois. Pour ma part je préfère parler d’un nouveau « contrat social » à bâtir entre employeurs et salariés.