Wassila Kadri (Philips) : « Le tout-automatique ne doit pas faire oublier le lien humain »
L’innovation responsable et l’équilibre entre technologie et facteur humain, voilà les maîtres-mots qui guident Wassila Kadri dans sa vision de l’immobilier d’entreprise. Dans cette interview, celle qui conduit la stratégie immobilière européenne chez Philips, revient sur les défis de la gestion d’un portefeuille international et l’impact de l’intelligence artificielle sur son métier.

Vous avez débuté votre parcours dans les sciences et la santé, et vous avez aujourd’hui la charge de l’immobilier. Qu’est-ce qui vous a conduite à cette évolution ?
Effectivement, j’ai d’abord suivi un cursus scientifique, avec un double diplôme : un master en chimie biophysique et un autre en management de la santé. Ces compétences m’ont permis d’occuper dans un premier temps des fonctions liées à la qualité, notamment lors de mon arrivée chez Philips.
Quelques années plus tard, une opportunité s’est présentée pour occuper un poste à la croisée de l’immobilier et de la santé-sécurité. J’étais déjà familière de cette dernière thématique, mais je n’avais encore jamais abordé l’immobilier. Cela dit, j’avais un bagage théorique en maintenance qui m’a permis de faire le lien avec ce nouvel univers. Très vite, j’y ai pris goût.
Je me suis passionnée pour ce domaine, en particulier pour la dimension stratégique, la négociation, les projets d’ouverture, la gestion opérationnelle des sites, le management humain et surtout la passion des chiffres… à la suite d’une réorganisation de la direction Real Estate monde l’an dernier, j’ai pu me consacrer à 100 % à l’immobilier avec une dimension européenne
Comme il s’agit d’un périmètre où les enjeux financiers sont majeurs j’ai complété mon parcours avec une formation en corporate finance à l’Edhec Business School. Aujourd’hui, j’aspire à évoluer encore davantage sur les sujets stratégiques, les transactions, les négociations. C’est un métier qui me passionne profondément.
Le portefeuille immobilier de Philips compte parmi les plus importants d’Europe, réparti sur plusieurs pays. Quelles sont les spécificités de cette échelle géographique dans votre stratégie immobilière ?
La stratégie que nous déployons ne se limite pas à une échelle européenne : elle s’applique de manière globale à l’ensemble des pays concernés. Nous avons des lignes directrices claires, qui reposent sur des réflexions menées à l’échelle du groupe. Chaque site s’inscrit dans cette dynamique, et la stratégie immobilière est conçue pour accompagner l’évolution de l’organisation business, qui change régulièrement.
La stratégie immobilière est alignée sur la stratégie globale du business, ce n’est pas un levier isolé.
L’immobilier est donc étroitement lié aux transformations structurelles de l’entreprise ainsi que les besoins du marché. Il s’agit d’une synergie entre différents services : la stratégie immobilière est alignée sur la stratégie globale du business, ce n’est pas un levier isolé.
Et comment articulez-vous cette politique immobilière internationale avec les engagements RSE de Philips ?
Alors je dois préciser que la RSE, chez Philips, est pilotée d’abord par les Ressources Humaines. Cela dit, nous intégrons pleinement les objectifs de développement durable dans nos décisions immobilières.
Par exemple, lorsqu’il s’agit d’ouvrir un nouveau site, les premiers critères étudiés concernent la performance énergétique et environnementale du bâtiment : consommation d’eau, type d’énergie utilisée (renouvelable ou non), qualité du contrat, gestion des déchets, etc. Ce sont des éléments clés dans la prise de décision. Sur les trajets domicile-travail, nous essayons aussi d’intégrer une réflexion pour limiter les distances, mais le cœur de notre démarche repose sur la durabilité environnementale des sites.
Justement, dans la continuité de ces enjeux, comment conciliez-vous votre politique immobilière avec l’évolution des usages et les attentes des collaborateurs ?
C’est un point fondamental. Notre approche repose sur l’écoute active du business. On ne peut pas penser une stratégie immobilière sans comprendre les besoins concrets des équipes. Je vous donne un exemple très parlant : aux Pays-Bas, la majorité des collaborateurs se déplacent à vélo. Résultat, nous répondons aux besoins collaborateurs en prévoyant le nombre de parking vélo adéquate C’est ce type de logique que nous appliquons dans chaque pays.
Cela vaut aussi bien pour la recherche de nouveaux sites que pour l’amélioration continue de nos implantations actuelles. Nous travaillons étroitement avec les propriétaires afin de faire évoluer les bâtiments en fonction des usages. Notre rôle est de trouver un équilibre entre les attentes des collaborateurs, les orientations stratégiques de l’entreprise et les impératifs des bailleurs. Il existe forcément des compromis à trouver, et c’est là que l’écoute et la communication et l’écoute prennent tout leur sens.
Quel regard portez-vous sur la transformation de votre métier ?
Il est vrai que le métier a évolué, mais je dirais surtout qu’il existe aujourd’hui plusieurs définitions du rôle, en fonction des entreprises. Certaines vont confier à leur Direction Immobilier un périmètre très centré sur la gestion de site, d’autres vont l’orienter vers le workplace, ou encore vers les services généraux. Finalement, tout dépend de la manière dont l’entreprise conçoit cette fonction.
Dans mon cas, mon poste a changé l’année dernière : je suis désormais davantage dans un rôle de coordination stratégique. Je travaille en interface avec les équipes en charge des transactions — celles qui mènent les négociations avec les propriétaires —, avec les équipes projets en cas de nouveaux aménagements, et avec les équipes opérationnelles sur le volet facilities. C’est un poste assez transverse, très complet.
Et puis bien sûr, il y a un lien étroit avec la finance. Nous échangeons en permanence avec nos business partners financiers pour suivre les coûts et identifier des leviers d’optimisation. C’est une composante essentielle de notre mission, car l’objectif reste toujours de créer de la valeur pour l’entreprise.
Dans ce rôle élargi, quels sont les indicateurs clés que vous suivez pour piloter votre stratégie immobilière ?
Le premier indicateur, ce sont bien sûr les coûts. Nous analysons les loyers, les charges, les dépenses globales par site… Ensuite il est important toujours de s’assurer que l’espace est en adéquation avec le besoin des collaborateurs pour créer un environnement de travail plaisant, pratique et agréable.
Nous tenons aussi compte de la typologie des sites : un entrepôt logistique, un laboratoire R&D ou un bureau ne s’analysent pas de la même manière. Et dans le détail des coûts, nous nous intéressons aussi à la performance énergétique. Si un bâtiment consomme trop, nous allons chercher à comprendre pourquoi et comment optimiser — et là, les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle, nous aident énormément. Nous testons déjà des solutions d’IA sur plusieurs bâtiments pour affiner les consommations en collaboration avec les propriétaires.
Rien ne se décide en silo. La stratégie immobilière se construit de manière collective.
Mais au-delà des indicateurs chiffrés, le facteur humain est essentiel : l’échange constant avec les équipes locales, les responsables business. Rien ne se décide en silo. La stratégie immobilière se construit de manière collective.
Vous évoquiez à l’instant l’intelligence artificielle. Quel rôle joue-t-elle concrètement dans votre métier aujourd’hui, et comment voyez-vous son évolution dans les années à venir ?
L’IA commence déjà à transformer en profondeur notre manière de gérer les bâtiments. Aujourd’hui, son rôle le plus concret se situe dans l’automatisation des systèmes de gestion technique (GTB). Par exemple, sur deux de nos sites, nous déployons une IA capable de réguler automatiquement les températures en fonction de la météo extérieure. Cela permet une optimisation fine des consommations énergétiques, sans intervention humaine.
Mais l’IA va bien au-delà. Il y a quelques années, nous avons automatisé les caisses de nos cantines, sur le modèle de ce qu’on observe dans la grande distribution. Et demain, aux vues des projets naissants ce seront les services généraux dans leur ensemble qui seront potentiellement impactés. Certaines solutions permettent déjà, via des bases de données enrichies, de répondre automatiquement à des demandes simples : « Où est mon courrier ? » ou « Comment accéder à tel service ? ». Même l’accueil pourrait évoluer vers des dispositifs semi-automatisés, à l’instar des robots utilisés par des personnes en situation de handicap pour interagir à distance avec les visiteurs.
Cela dit, il faut rester vigilants. Le tout-automatique ne doit pas faire oublier l’importance du lien humain. Notre métier, c’est aussi de faire revenir les gens sur site, de favoriser la cohésion. Si à l’arrivée tout est déshumanisé, nous risquons de perdre ce qui fait l’essence du lieu de travail. Il est donc nécessaire de trouver un équilibre.
Vous évoqué le retour au bureau. Quelle est la politique de Philips à ce sujet ?
Je pense que tous les directeurs immobiliers ont vécu le même scénario : après le Covid, il y a eu une vague de réduction des surfaces, appuyée par une politique de télétravail assouplie. Chez Philips, nous avons mené cette stratégie de manière structurée. Mais aujourd’hui, comme beaucoup d’entreprises, nous cherchons à faire revenir les collaborateurs plus régulièrement sur site. L’enjeu, ce n’est pas seulement de revenir, c’est aussi de mieux répartir les présences sur la semaine pour optimiser l’utilisation des espaces, nous collaborons étroitement avec les Ressources Humaines,
Du côté de l’immobilier, nous accompagnons ce retour au bureau en repensant les espaces. L’idée est d’intégrer davantage de lieux de convivialité : nous ne venons plus uniquement pour travailler en open space, mais pour retrouver ses collègues, échanger, créer. C’est une attente forte, notamment chez les jeunes générations. Aujourd’hui, un collaborateur ne veut plus forcément une salle de réunion classique : il veut pouvoir s’installer sur un pouf, mettre un casque, avoir un environnement propice à la créativité. C’est particulièrement vrai chez nous, dans les équipes de recherche et développement. Il s’agit d’un changement culturel autant qu’immobilier, et c’est ce qui rend notre métier si passionnant.
En tant que membre du jury de la Nuit de l’Immobilier, quel type de projet a particulièrement retenu votre attention ?
Outre la curiosité que j’avais sur les usages de l’IA par les professionnels de l’immobilier, j’ai été marquée par les projets innovants et original qui peuvent avoir un réel impact sur l’espace de travail tout en garantissant une connotation de développement durable.
Enfin, j’accorde une grande importance à la démarche de durabilité. Chez Philips, par exemple, nous privilégions la récupération du mobilier dès que possible. J’ai été attentive à la manière dont d’autres entreprises gèrent cette dimension dans leurs projets. Innover, oui, mais de manière responsable.
Wassila Kadri sera présente lors du Gala de la Nuit de l’Immobilier le 30 juin au Pré Catelan, événement incontournable du secteur. Rejoignez-nous pour célébrer l’excellence et échanger sur l’avenir de nos métiers ! Inscrivez-vous dès maintenant et participez au Prix du public en votant pour votre projet favori avant cette date.