Stratégies

Responsabilité Territoriale des Entreprises : quand l’immobilier tertiaire devient levier d’ancrage


À l’heure où l’impact des entreprises dépasse les murs de leurs bureaux, la Responsabilité Territoriale des Entreprises (RTE) invite à repenser l’immobilier tertiaire comme un moteur de transformation locale. Une étude menée par Colliers montre comment les implantations peuvent créer de la valeur partagée, en s’ancrant durablement dans les dynamiques économiques, sociales et environnementales des territoires.

L’Oréal à Clichy : un siège stratégique ancré dans l’histoire industrielle et le tissu territorial - © WILMOTTE & ASSOCIÉS
L’Oréal à Clichy : un siège stratégique ancré dans l’histoire industrielle et le tissu territorial - © WILMOTTE & ASSOCIÉS

Dans une conjoncture où les entreprises sont appelées à repenser leur impact au-delà des seuls enjeux économiques, le concept de RTE vient enrichir la réflexion en intégrant pleinement la dimension locale à la stratégie d’organisation. Loin de la seule performance environnementale des bâtiments, la RTE implique un ancrage dans les dynamiques sociales, économiques et culturelles des territoires. L’immobilier tertiaire devient ici un levier de transformation territoriale.

Cette étude, menée par Colliers, propose une lecture innovante de l’immobilier comme outil de création de valeur partagée, en lien direct avec les écosystèmes locaux. Elle repose sur une méthodologie hybride, croisant analyse documentaire, entretiens qualitatifs et étude de cas. Elle s’est appuyée sur un travail de veille stratégique et scientifique, intégrant articles de presse spécialisés, publications académiques et rapports institutionnels. Cette base théorique a permis de poser les fondements du concept de RTE, encore en cours de construction, en le reliant aux enjeux concrets de l’immobilier tertiaire.

Quatre cas ont été sélectionnés comme objets d’analyse : L’Oréal, la Région Île-de-France, la Caisse des Dépôts et Action Logement. Chacun de ces cas a été étudié à travers une grille d’analyse fondée sur cinq dimensions de la RTE : la protection environnementale, l’action sociale, le développement économique, l’ancrage local et la coopération avec les parties prenantes du territoire.

L’Oréal : un ancrage territorial dans une stratégie long terme

L’exemple de L’Oréal illustre de manière exemplaire ce que peut être une stratégie d’implantation pensée sur le temps long. Présent à Clichy depuis les années 1970, le groupe a fait de cette ville du nord-ouest parisien le centre de gravité de ses fonctions stratégiques, dans une logique de continuité territoriale. Ce choix dépasse la simple localisation : il incarne une volonté de stabilité, de fidélité au territoire, mais aussi de valorisation de l’histoire industrielle du site. En investissant l’ancienne usine Monsavon, devenue son siège, L’Oréal donne du sens à son implantation en la rattachant à un héritage économique local.

Cette stratégie d’ancrage ne se limite pas à Clichy. L’entreprise déploie une logique d’expansion maîtrisée vers les communes limitrophes (Levallois, Saint-Ouen), formant ainsi un ensemble cohérent de sites interconnectés, appuyée sur un maillage de transports publics, notamment la ligne 14 du métro. Ce choix permet à la fois d’optimiser la logistique interne et de s’appuyer sur les infrastructures du territoire pour favoriser des mobilités durables. L’enjeu n’est pas seulement environnemental : il s’agit aussi de faciliter les déplacements des collaborateurs et de renforcer l’ancrage du groupe dans le tissu métropolitain.

« Nous sommes très regardant sur l’accessibilité en transport en commun, parce que le bilan carbone que peuvent générer nos bureaux est aussi lié aux déplacements de nos collaborateurs. Mais aussi, comme nous avons de plus en plus de demandes de stationnement de vélos, nous sommes amenés à agrandir nos surfaces de stationnement », souligne Claire Biret, directrice immobilier Europe chez L’Oréal

L’ancrage de L’Oréal prend également une dimension sociale à travers son engagement auprès du tissu associatif local, notamment avec le programme Citizen Day qui mobilise les salariés pour des actions de solidarité en lien avec les besoins des communes concernées. Le groupe affirme ainsi sa présence non seulement comme employeur ou investisseur, mais comme acteur du territoire à part entière. Cette ouverture reste toutefois mesurée : des contraintes liées à la sécurité freinent une réelle porosité entre les espaces de travail et la ville, ce qui limite l’intégration urbaine des sites.

Région Île-de-France : une relocalisation pour renforcer le dialogue territorial

Le déménagement du siège de la Région Île-de-France, en 2016, marque un tournant politique et territorial fort. En quittant le 7ᵉ arrondissement de Paris pour s’installer à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, la collectivité ne se contente pas d’un changement de locaux : elle affirme un engagement concret pour rééquilibrer la géographie francilienne du pouvoir. Ce choix de s’ancrer dans un territoire historiquement stigmatisé, mais porteur de dynamiques, symbolise la volonté de la Région de se rapprocher de ses administrés, de redéfinir ses priorités et d’incarner physiquement sa mission de service public.

Cette relocalisation a été l’occasion d’une transformation institutionnelle globale. Elle a permis de regrouper l’ensemble des agents sur un site unique, favorisant le décloisonnement et l’efficacité, tout en accompagnant une évolution managériale fondée sur la confiance, la responsabilisation et la modernisation des modes de travail. L’architecture même du nouveau siège reflète cette volonté de transparence et de dialogue : espaces ouverts, salles partagées, accueil d’événements publics et de collectifs locaux. Le bâtiment devient un outil de médiation, pensé comme la « maison de l’Île-de-France ».

Au-delà de l’impact interne, l’arrivée de la Région à Saint-Ouen a produit des effets d’entraînement sur le territoire. Des partenariats ont été noués avec les commerçants et associations locales, une conciergerie solidaire a été mise en place avec des prestataires du quartier, et des actions de convivialité ont permis de créer des liens entre agents publics et riverains. En s’appuyant sur le tissu économique local, la Région entend valoriser les ressources du territoire et contribuer à son attractivité.

« Depuis 2016, on a transformé en profondeur la Région Île-de-France, en réunissant tous les agents du siège sur un seul site, contre 11 auparavant. J’ai utilisé ce déménagement comme un levier pour une transformation globale, en particulier managériale, en mettant en place le télétravail. Les managers ont choisi de promouvoir la confiance, la responsabilité et le sens du collectif, et nous avons supprimé toute manifestation visuelle de la hiérarchie dans nos bâtiments. Cette transformation globale a permis de faire accepter plus facilement le déménagement », explique Fabienne Chol, directrice des ressources humaines - Région Île-de-France.

Cette démarche s’inscrit dans une logique de revitalisation territoriale à long terme, renforcée par le contexte des Jeux Olympiques de Paris 2024 et les investissements publics en Seine-Saint-Denis. Le nouveau siège agit comme un catalyseur d’intégration, en écho à une dynamique de transformation urbaine plus large. En ce sens, l’exemple de la Région Île-de-France montre comment un projet immobilier public peut devenir un outil politique de recomposition spatiale et sociale, en cohérence avec une ambition de justice territoriale.

Caisse des Dépôts : l’immobilier comme levier d’aménagement du territoire

Depuis plusieurs décennies, la Caisse des Dépôts (CDC) développe une vision pionnière de l’immobilier tertiaire, considérant ses implantations non comme de simples lieux de travail, mais comme des leviers de transformation urbaine. Fidèle à sa mission d’intérêt général, l’institution conçoit ses choix immobiliers comme des actions stratégiques d’aménagement du territoire, capables d’anticiper les mutations urbaines et d’accompagner la transition écologique, sociale et économique des villes.

À Bordeaux, dès les années 1970, la CDC s’installe dans le quartier du Lac, alors en devenir. Cette implantation initiale joue un rôle de catalyseur dans la structuration de la zone. Des années plus tard, elle se recentre dans le quartier Euratlantique, près de la gare Saint-Jean, contribuant à la revitalisation d’une friche industrielle et à la promotion des mobilités douces. Même logique à Angers, où la CDC quitte des sites dispersés pour regrouper ses activités autour de la gare, participant à la transformation d’un secteur jusque-là peu attractif.

À Paris, l’installation dans le 13ᵉ arrondissementanticipe la dynamique de développement du sud-est parisien. Loin de suivre les tendances, la Caisse des Dépôts agit comme un acteur d’ouverture de territoire. Ces implantations s’accompagnent systématiquement de réflexions sur l’accessibilité, la performance énergétique, la qualité d’usage et la connectivité aux réseaux de transport.

Cette stratégie s’inscrit aujourd’hui dans le programme «  Fiers Lieux  », qui définit les standards des futures implantations de la CDC autour de cinq axes : confort, modularité, performance énergétique, mobilité durable et viabilité économique. Elle illustre une volonté d’aligner politique immobilière et développement territorial dans une perspective intégrée, en s’insérant dans des écosystèmes locaux à fort potentiel. La CDC ne cherche plus seulement à créer de nouveaux territoires, mais à accompagner leur évolution avec une attention particulière aux usages, aux mobilités et à la qualité du cadre de vie.

Action Logement : le coworking comme outil de revitalisation territoriale

Avec son projet pilote « Mon bureau près de chez moi », lancé en 2020 en région Occitanie, Action Logement s’empare d’un nouvel enjeu territorial. Il s’agit garantir à tous un accès équitable à des espaces de travail de qualité, en particulier dans les zones périurbaines et rurales. Face à la généralisation du télétravail, l’organisme part d’un constat simple : les conditions matérielles du travail à domicile sont profondément inégales selon les territoires. En réponse, il imagine un réseau de tiers-lieux de coworking, conçus comme une alternative accessible, ergonomique et socialement inclusive.

Cette initiative se distingue par une approche partenariale dès sa conception. Elle mobilise un large écosystème : collectivités locales, entreprises utilisatrices, aménageurs, acteurs du secteur immobilier et exploitants spécialisés. Les sites choisis vont de friches industrielles à des bâtiments publics sous-exploités, comme l’ancienne usine Comtesse du Barry à Gimont ou la Cartoucherie à Toulouse. La logique est double : revaloriser le patrimoine existant et recréer des centralités locales, en particulier là où les flux domicile-travail génèrent de fortes contraintes sociales et environnementales.

En favorisant les rencontres entre salariés de différents employeurs, travailleurs indépendants et acteurs locaux, Action Logement contribue à créer de nouvelles dynamiques d’échange, de proximité et de revitalisation économique. L’impact environnemental est aussi pris en compte : en limitant les trajets quotidiens, ces lieux participent à la réduction des émissions liées à la mobilité.

« Après l’engouement pour le télétravail, les collaborateurs sont devenus plus exigeants : oui au télétravail mais dans de bonnes conditions. Là, on offre un bon compromis : on peut télétravailler dans des conditions similaires au siège, en termes d’ergonomie ou d’installation pour les réunions. Et nous, on rajoute une couche d’animation, de sociabilité, qui n’empêche en rien la culture d’entreprise. Côté entreprise, ça peut être un argument de recrutement, un moyen de faire face à la pénurie de talents », affirme Eunate Mayor directrice Communication, Relations Extérieures & Impact chez Insitu.

Cependant, le projet révèle aussi des limites structurelles, notamment dans les zones périurbaines où la demande est plus incertaine et la mobilisation des entreprises encore timide. Les sites urbains, comme celui de la Cité Internationale à Toulouse, connaissent un réel engouement, tandis que ceux situés dans le Gers ou en Ariège peinent à décoller. Cela souligne la nécessité d’une stratégie d’implantation différenciée, mieux adaptée aux réalités socio-économiques des territoires et à la diversité des usages.

L’expérience d’Action Logement démontre néanmoins le potentiel du coworking comme outil de cohésion territoriale, à condition qu’il soit ancré localement, porté par des alliances solides, et adossé à une gouvernance souple. C’est une piste féconde pour renouveler l’action des bailleurs sociaux et repenser leur rôle dans l’aménagement des territoires, en lien direct avec les mutations du monde du travail.

En intégrant les enjeux économiques, sociaux et environnementaux à l’échelle locale, les décisions immobilières participent donc à structurer les territoires de demain. Elles ne se résument plus à une logique de coût ou de surface, mais engagent l’entreprise dans une trajectoire d’impact, de cohérence et de dialogue.