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Chute de WeWork, échec isolé ou signe annonciateur d’un modèle en péril ?

Par Alexandre Foatelli | Le | Modes de travail

Cet article est référencé dans notre dossier : Coworking, bureaux opérés… où en est-on en 2024 en France ?

Début novembre, le prince déchu du coworking a dû se résoudre à se placer humblement sous la protection du désormais célèbre « chapitre 11 » de la loi sur les faillites aux Etats-Unis. Passé le bruit de la détonation et l’effet déflagrateur dans l’actualité, se pose la question plus large de l’avenir d’un marché consistant à mettre à disposition des bureaux, quand les entreprises peinent à remplir les leurs.

En octobre,WeWork France annonçait que Jellysmack installait son siège au 7 rue de Madrid. - © WeWork
En octobre,WeWork France annonçait que Jellysmack installait son siège au 7 rue de Madrid. - © WeWork

Puisque le capitalisme est ainsi fait qu’il n’assume presque jamais ses déroutes, WeWork ne disparaîtra probablement pas totalement du paysage. Néanmoins, des années d’excès et de gestion chaotique ont conduit le géant du coworking à recourir à la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites aux Etats-Unis, une procédure lui permettant de renégocier sa dette et de se désengager des baux peu ou pas rentables.

Si cette action ne concerne concrètement que les activités du groupe outre-Atlantique, difficile d’imaginer WeWork poursuivre son business as usual ailleurs, notamment en France où l’entreprise gère 14 emplacements à Paris intra-muros et un à La Défense représentants près de 150 000 m². D’ailleurs, il suffit d’interroger des observateurs du marché pour avoir la confirmation que WeWork cherche des solutions avec plusieurs de ses bailleurs pour se sortir de l’ornière.

La disgrâce d’un mastodonte un temps valorisé à près de 50 milliards de dollars interpelle forcément. Lorsqu’on y adjoint les lamentations des décideurs workplace et immobilier au sujet des taux d’occupation de leurs bureaux et les données montrant que les espaces de coworking sont les derniers espaces plébiscités par les salariés (Baromètre Actineo 2023) et que des freins subsistent à leur usage (Baromètre des Franciliens de l’Institut Paris Région), n’est-ce pas tout un modèle qui est en danger  ?

Crash isolé ou premier sang d’une série ?

Point de suspense, cette légitime inquiétude s’évapore tout de suite en sondant les acteurs du marché du coworking et des bureaux opérés. Alors que le bureau traditionnel est bousculé sur ses bases par le télétravail généralisé au secteur tertiaire, les opérateurs restent solides sur leurs appuis.

« Il ne faut pas se tromper de débat, le télétravail est un mode de travail complémentaire au travail dans un bureau traditionnel, clarifie d’entrée Stéphane Bensimon. Le télétravail peut se pratiquer depuis son domicile (en majorité), mais aussi depuis un tiers-lieu, à proximité de chez soi ou sur son lieu de vacances. Le secteur qu’on nomme aujourd’hui coworking adresse en réalité le nouveau besoin en bureaux des entreprises », défend le CEO de Wojo.

Même son de cloche du côté de Deskeo, qui dispose de 95 000 m² de bureaux, articulés autour de deux produits principaux : le bureau opéré et une offre Meetings & Events pour les réunions et événements professionnels. « Notre volonté est de continuer à densifier notre offre dans le centre de Paris, tout particulièrement dans les arrondissements 2,3,8,9,10 et 11 ainsi que dans des localisations stratégiques en Ile-de-France comme Neuilly ou La Défense, présente Benjamin Teboul, cofondateur de Deskeo. Nous sommes calibrés pour déployer entre 40 000 et 60 000 m² par an en termes de conception, aménagement et commercialisation. Nos objectifs de développement seront dictés par des opportunités et non pas par une obligation de faire de la croissance à tout prix », précise-t-il.

« Nous savons que le modèle économique est viable, durable et rentable car nous l’expérimentons chaque jour, abonde Agathe Fouache, responsable communication de Morning. À Paris et en première couronne le marché reste tendu pour l’immobilier de bureau et la demande forte, c’est pour cela que nous y concentrons aujourd’hui notre développement. »

Une demande bien palpable

Ainsi, même si le recours au coworking se fait discret dans les enquêtes sur les habitudes de travail des salariés, il s’agit peut-être d’une question de sémantique. Car la demande émanant des entreprises pour la proposition de valeur des opérateurs est bien palpable.

« Aujourd’hui et particulièrement depuis 2021, de plus en plus d’ETI et de grands groupes utilisent les services d’Ubiq pour trouver une solution de bureau flexible, un bureau opéré clé en main, un bureau en coworking ou un plateau indépendant pour une équipe, une filiale ou un projet, déclare Mehdi Dziri, directeur général de la plateforme Ubiq. Les télétravailleurs constituent une part minime des utilisateurs de grands réseaux de coworking sur le territoire. Ils ont plutôt tendance à utiliser des espaces de coworking ou des tiers lieux plus petits, plus adaptés aux modes de travail en open space. Dans les grandes villes où sont les grands acteurs du coworking, les clients sont principalement des entreprises. »

Ainsi, même si le recours au coworking se fait discret dans les enquêtes sur les habitudes de travail des salariés, il s’agit peut-être d’une question de sémantique.

« Les télétravailleurs ne se retrouvent pas autant que l’on pourrait croire dans les espaces de coworking, parce qu’ils ont une identité qui est celle de leur entreprise. Ce que l’on observe, c’est que les télétravailleurs peuvent parfois consommer de manière sporadique des espaces de coworking, lorsqu’ils sont en déplacement ou ont besoin d’effectuer des tâches qu’ils ne peuvent pas faire depuis leur domicile », renchérit Benjamin Teboul, cofondateur de Deskeo.

Pour sa part, Wojo affiche plus de 900 entreprises réparties sur différents types d’espaces de travail personnalisables (de 2 à 400 postes), des salles de réunions (plus de 350 à Paris) et des espaces de coworking.  « Environ 40 % de grandes et très grandes entreprises cherchant à relever le défi de l’attractivité du bureau tout en flexibilisant une partie de leur empreinte tertiaire, et 60 % de TPE/PME/startups, de secteurs d’activité variés allant du conseil au luxe, en passant par l’énergie ou la finance », détaille Stéphane Bensimon.

« Aujourd’hui nous hébergeons quelques travailleurs indépendants, mais surtout des entreprises de 10 à plusieurs centaines de personnes, de tous secteurs. Notre cœur de cible étant les entreprises de 20-40 employés », communique pour sa part Agathe Fouache de Morning.

Cette demande émanant des entreprises pour des bureaux flexibles a même encouragé Comet, chantre des réunions professionnelles, à sauter le pas et proposer sa solution de bureaux flexibles, qui opère à date 2 600 m².

« Sur Comet Workplaces, nous accueillons des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, mais une chose les rassemble : elles sont entrées pleinement dans l’ère du travail hybride et ont besoin d’espaces de travail ajustables selon le nombre de salariés en présentiel. Elles se soucient de l’expérience de leurs salariés au bureau et œuvrent à faire travailler ces derniers ensemble de façon naturelle et fluide  », explique Victor Carreau, fondateur et CEO de Comet.

Qu’ils séduisent les grands comptes ou les structures plus petites, tous les opérateurs interrogés ont réussi à se faire une place dans les schémas directeurs. Et l’avenir s’annonce radieux selon eux. « La part de la flexibilité de l’immobilier tertiaire grandit, et pourrait être multipliée par six et atteindre 30 % du global en Europe à la fin de la décennie », s’enthousiasme Stéphane Bensimon. Dans un monde où le futur des bureaux est incertain, les opérateurs de coworking rêvent de 2030.

Modèle gagnant sous conditions

L’attrait des utilisateurs pour le coworking n’est donc pas remis en cause. En revanche les acteurs de ce marché sont dans l’obligation de maîtriser leur coût et leur croissance pour assurer la viabilité économique de leur entreprise. « Le coworking est un produit répondant à une demande, mais ce métier impose une gestion fine des coûts, d’autant plus que la scalabilité du business model n’est pas si évidente », explique Romain Vergnault.

Chez Morning, « l’équipe de développement immobilier est toujours en recherche de baux offrant de bonnes conditions économiques, dans des emplacements prisés, afin de nous permettre de prendre le moins de risque possibles et de garantir la rentabilité de chacun de nos espaces », précise Agathe Fouache.

Dans sa stratégie infusée dans la mégalomanie de son emblématique fondateur Adam Neumann, l’entreprise a signé des baux sur des engagements longs termes à des loyers supérieurs au marché.

Des baux aux bonnes conditions, c’est bien ce qu’il manque à WeWork. Dans sa stratégie infusée dans la mégalomanie de son emblématique fondateur Adam Neumann, l’entreprise a signé des baux sur des engagements longs termes (10 à 12 ans) à des loyers supérieurs au marché, comme l’explique Romain Vergnault. « D’après les données que j’ai pu consulter dans les différents rapports annuels déposés par WeWork France et ses filiales, les engagements locatifs dépassent les 85 millions d’euros de loyers annuels pour un chiffre d’affaires non consolidé de 141 millions d’euros », témoigne le PDG du broker Privy.

Détail des implantations de WeWork - © Romain Vergnault/Privy
Détail des implantations de WeWork - © Romain Vergnault/Privy

WeWork France se trouve donc pris en étau entre des loyers conséquents à payer qui se heurte à un modèle économique qui ne fait plus recette.

« WeWork France est face à plusieurs problématiques au rang desquelles se trouve en tête de liste le montant des loyers qu’elle doit verser à ses bailleurs, mais également la pression inflationniste sur l’ensemble de ses charges d’exploitations. L’autre problème concerne sa capacité à attirer de nouveaux clients et plus particulièrement ceux qui loue des espaces privatifs comme les grosses startups ayant levées massivement et pour qui le temps n’est plus à l’opulence de cash à volonté et qui sont plus regardantes à la dépense et des grands comptes qui rationalise leurs besoins de mètres carrés depuis l’adoption massive du télétravail », détaille Romain Vergnault.

Taux d’occupation des WeWork à Paris et La Défense - © Romain Vergnault/Privy
Taux d’occupation des WeWork à Paris et La Défense - © Romain Vergnault/Privy

Ayant réussi le double défi d’une croissance maitrisée et d’une attractivité cohérente, les concurrents de WeWork ne rangent pas la grand-voile sur le territoire français. Ainsi, Wojo, qui propose 17 grands sites Wojo et Mama Works à Paris, Lyon, Lille et Bordeaux pour près de 100 000 m² complétés par environ 300 adresses chez ses partenaires (hôtels Accor en majorité), attend l’ouverture prochaine de son espace à Brest en décembre. « C’est aussi au-delà des frontières hexagonales que Wojo et Mama Works grandissent : en Amérique du Sud (via un important réseau de coworking en partenariat avec les hôtels Accor) et en Afrique subsaharienne (Wojo Nairobi a ouvert cet été) », indique Stéphane Bensimon.

« Le modèle économique des opérateurs de coworking et du bureau flexible est parfaitement viable. Ils continuent de se développer fortement et plus que jamais. L’acteur historique IWG (Regus, Spaces, HQ, Signature et Stop&Work) compte avoir ouvert 1 000 nouvelles adresses en France d’ici la fin de l’année », résume Mehdi Dziri.

Quid des 150 000 m² de WeWork France ?

Si les déboires de WeWork ne sonnent pas le glas du coworking, un dépôt de bilan de la filiale française à la suite de la maison-mère ne sera pas sans conséquence. Quel avenir pour les actifs loués par le géant vacillant ? Selon Romain Vergnault, trois cas de figures se distinguent.

D’abord, celui des immeubles monolocataires que WeWork met à disposition de Qonto (18 rue de Navarin, 5 700 m²), de la filiale de la SG Shine (9 boulevard Jules-Ferry, 1 500 m²), de Dentsu France (67 avenue de Wagram, 3 800 m²) ou encore de l’Imprimerie nationale (40 avenue de New York, 2 700 m²). « S’agissant de ces actifs, les bailleurs pourront s’en sortir à moindre mal en signant directement avec les utilisateurs pour avec ou sans un loyer réajusté et sans doute en recourant à un FMeur pour assurer une continuité sur la qualité de services aux occupants », anticipe Romain Vergnault.

Ensuite, les sites multi locataires bénéficiant d’emplacements prime, tels que le 7 rue de Madrid (Gecina) ou le 108 boulevard Haussmann et le 92 avenue des Champs-Élysées (SFL) ne devraient pas rencontrer de difficultés à retrouver des preneurs. « L’avantage pour ces sites, c’est qu’il s’agit d’actifs prime. Les propriétaires trouveront un autre opérateur de coworking pour reprendre le bail, sans doute au prix d’une renégociation des loyers ou sinon ils pourraient opter pour la stratégie d’opérer eux-mêmes les sites en bureaux opérés. Dans ce cas certains pourraient trouver des solutions internes à l’instar de Gecina avec YouFirst », décrit le dirigeant de Privy.

Enfin, certains bailleurs peuvent craindre un défaut de la filiale française de WeWork. « Notamment les sites de Bercy, La Défense ou la Villette auraient bien du mal à trouver preneurs dans les conditions de marché actuels. D’autant plus que WeWork avait signé des baux avec des loyers dans le haut de la fourchette du marché », alerte Romain Vergnault.

Le coworking pur, sans la stabilité que peut apporter des clients d’une certaine taille, semble avoir une profondeur de marché limitée.

Ainsi, la décrépitude de WeWork n’est peut-être pas le désastre annonciateur de l’effondrement d’un château de carte. Cependant, Benjamin Teboul prévient tout de même : « Le coworking pur, sans la stabilité que peut apporter des clients d’une certaine taille, semble avoir une profondeur de marché limitée. Je reste persuadé que dans toutes les industries il y a des entreprises qui se portent bien et d’autres qui ne survivent pas, et WeWork y aura laissé des plumes. Pour un modèle économique durable, il va falloir que des partenariats se créent, tant pour les propriétaires que pour les opérateurs, afin que ces derniers puissent exploiter, à l’image de l’hôtellerie, des espaces appartenant à des propriétaires à travers du management contract », appelle de ses vœux le dirigeant de Deskeo.

Ce dernier est rejoint dans son constat par Victor Carreau, qui considère que la tendance de fond est à un univers multi-dimensionnel entre bureaux de l’entreprise, tiers-lieux et domicile. « Le tout coworking devrait disparaître au profit de cette approche plurielle et flexible qui constitue le travail hybride. L’entreprise est une matière vivante, qui évolue en permanence, et a plus que jamais besoin d’être pensée en plusieurs dimensions en ce qui concerne le travail au bureau »,

Ainsi va la vie des entreprises. Dans ce refrain de « tout va très bien, madame la Marquise », il ne faut pas omettre non plus le sort incertain des équipes qui auront rendu cette expérience WeWork si chatoyante, lesquelles ne comptent pas pour des plumes…